Base de données des Morts pour la France de la Première guerre mondiale.
Recherches et études
Genèse des monuments aux morts de l'Indre : l'exemple singulier de Châteauroux par Lucien LACOUR
Cet article est paru dans les Actes du colloque de Châteauroux sur "L’Indre et la Grande Guerre (1914 – 1920)", publiés en 2016 par le Centre de réflexions, d’études et de documentation de l’Indre (CRÉDI). Il est repris ici avec l’aimable autorisation de son président Jean-Pierre Surrault.
Il y a trente ans, dans le chapitre de l’ouvrage de Pierre Nora qu’il consacrait aux monuments aux morts comme "lieux de mémoire", Antoine Prost soulignait la rapidité avec laquelle ceux-ci ont été édifiés dans la France entière : ce constat révélait, selon lui, "une évidence contagieuse", "un mouvement populaire profond et large", très sensible dans les villages où beaucoup furent inaugurés avant 1922. L’historien ajoutait toutefois : "Dans les villes, en revanche, le consensus est moindre, l’opinion plus partagée, les monuments, plus complexes, portent des significations parfois contradictoires, et leur réalisation demande plus de temps : on en inaugure encore au début des années trente."
Pour le département de l’Indre, département rural possédant aussi quelques villes moyennes, nous avons voulu vérifier ces assertions en étudiant la genèse des monuments aux morts. Une approche rapide et synthétique nous avait déjà permis d’avancer, il y a quelques années, que près des trois quarts d’entre eux étaient déjà en place à la fin des années 20. Cette étude se fondait principalement sur une enquête menée en 1932 par les services de la préfecture de l’Indre auprès des mairies, complétée par de nombreux sondages dans la série 2O des archives départementales. Il restait à examiner le cas, signalé par Antoine Prost, de ces villes où la réalisation d’un monument aux morts fut différée jusqu’aux années 30. Le chef-lieu nous offrait ici un exemple très significatif, puisque Châteauroux inaugura ses deux monuments (celui du département et celui de la ville) en 1932 … et 1937 ! C’est donc l’histoire complexe de ces divers projets, annoncés, débattus, modifiés, retardés dans leur exécution, que nous allons raconter, en essayant d’apporter à cette relation de faits qui se chevauchent parfois, au gré d’initiatives et de propositions variées, le maximum de clarté.
1919 - 1922
C’est à la délégation locale du Souvenir Français qu’il faut attribuer l’initiative d’avoir voulu très tôt élever un monument "à la mémoire des enfants de Châteauroux morts pour la France". Dès 1914 et pendant toute la durée de la guerre cette société très active et qui revendiquait 145 membres avait fait célébrer un service religieux hebdomadaire dans l’église Notre-Dame "pour le repos de l’âme des militaires morts au champ d’honneur ou dans les hôpitaux". En 1919 elle souhaitait construire sans tarder un monument au centre du carré militaire du cimetière Saint-Denis, où ses membres avaient l’habitude de se réunir le 1er ou le 2 novembre, et dont le cadre s’imposait à ses yeux pour l’organisation de cérémonies placées sous le signe du recueillement et du deuil. Une partie des fonds nécessaires fut réunie à partir de mai 1919 au moyen de collectes et d’une souscription, ; des demandes de subvention complémentaires furent adressées par le président-délégué du Souvenir Français, , à la ville de Châteauroux et au conseil général. À la fin du mois d’août un premier projet semble avoir été déjà élaboré, mais en novembre la somme recueillie restait encore insuffisante eu égard au coût.
La même année, peu avant les élections, lors des questions diverses clôturant la séance d’un des derniers conseils de la municipalité Courtin (11 août 1919), émit un voeu qui allait dans le même sens, en proposant à la ville de se doter d’un monument. Mais pour l’intervenant, qui prenait donc ses distances avec le choix du Souvenir Français, il était nécessaire de l’édifier sur une place publique pour le rendre visible de tous, au coeur de la cité, en englobant en particulier toutes les options religieuses ou philosophiques. Voici comment il justifiait sa demande :
… Nos Berrichons ont été largement éprouvés ; notre 9e corps détient le record des morts, il vient bien avant le 20e ; il était partout aux endroits critiques ; nous l’avons vu en Belgique à un moment grave ; jusqu’au jour de l’armistice il donnait son sang. Je crois, messieurs, que le Conseil Municipal s’honorera en votant dès ce soir le principe [d’un] monument qui pourra être érigé face au monument de 1870. Nous avons dans notre pays un artiste d’un talent incontestable ; c’est du reste à lui que nous devons nous en reporter pour l’emplacement à choisir. […] Pour éviter toute discussion confessionnelle et permettre aux catholiques comme aux protestants, francs-maçons, juifs ou libres penseurs d’être en contact journalier avec ce monument-souvenir, ce monument devra être sur une place publique.
Le conseil municipal se rangeait à l’unanimité à cette proposition ; le sculpteur Ernest Nivet, dont le nom avait été suggéré à demi-mots par Joseph Patureau-Mirand, était désigné pour mener à bien l’exécution de l’oeuvre. Si les circonstances d’une fin de mandat ne se prêtaient pas à une inscription au budget municipal, on pouvait espérer que le délai de réalisation demeurerait raisonnable.
Pourtant, deux ans plus tard, projets et intentions n’avaient pas été suivis d’un commencement d’effet et la situation s’était même compliquée avec l’entrée en scène d’un troisième acteur. Le monument du Souvenir Français, dont le financement à hauteur d’un peu plus de 13 000 francs était maintenant assuré, avait connu un retard inattendu dans sa mise en chantier. Un nouveau vote du conseil municipal de Châteauroux, le 14 novembre 1921, avait entériné la décision de "rendre un hommage durable aux héroïques victimes du conflit", mais sans en étudier les moyens. En dernier lieu, le conseil général venait d’inscrire au budget de l’exercice en cours une somme de 6 000 francs pour que le sculpteur Ernest Nivet – toujours lui - pût lui présenter une maquette de monument "à la mémoire des enfants du département de l’Indre morts pour la Patrie au cours de la grande guerre" : une commission chargée de s’entendre avec le sculpteur avait été constituée, ce qui prenait de vitesse la ville de Châteauroux. Devait-on attendre de Nivet une réponse rapide alors qu’il avait déjà pris du retard dans l’exécution du "Poilu" de Levroux et qu’il s’était engagé aussi vis-à-vis des communes de La Châtre et d’Eguzon ? De fait la question ne serait de nouveau examinée par l’assemblée départementale qu’en 1923 et nous verrons plus loin comment l’inauguration fut repoussée jusqu’en 1932.
S’agissant du monument du Souvenir Français, un fâcheux contre-temps avait surgi, qui allait être bientôt rattrapé. En effet, dans sa séance du 17 juin, la commission artistique, créée par la circulaire du ministère de l’Intérieur du 10 mai 1920, avait rejeté la demande d’approbation en mettant en avant deux raisons développées en ces termes :
En ce qui concerne le projet d’érection d’un monument au Cimetière présenté par le Souvenir Français, la commission estime que le projet n’a pas l’ampleur qu’il conviendrait de lui donner dans une ville importante. D’autre part, le sujet du soldat debout devant le cénotaphe ne s’harmonise pas avec le monument et a une mauvaise exécution artistique. Pour cette raison, la commission ne croit pas devoir donner son approbation au projet.
Le premier argument réapparaîtra dans notre histoire des monuments aux morts de Châteauroux, et son principal effet sera le plus souvent de suspendre sine die toute volonté de mise en oeuvre à court ou moyen terme d’un projet. En 1920 il reflétait sans aucun doute la déception réelle des anciens combattants et de la population : la commission exprimait là un sentiment largement partagé. Du second argument, d’ordre esthétique, nous ne pouvons juger le bien-fondé, car aucune trace n’a été conservée de cette représentation d’un "soldat debout devant [un] cénotaphe" - dont on ignore aussi quel sculpteur (ou marbrier) l’avait conçue : selon toute vraisemblance on avait fait choix d’une statue de facture médiocre pour des raisons d’économie. Dans ces conditions, il ne restait plus au Souvenir Français qu’à se résigner à l’absence d’un "poilu" et à présenter un autre projet, transmis à la commission artistique en septembre 1921, et accepté le 8 octobre. Les architectes en étaient MM. Edmond Gaud (membre de la commission !) et Léon Grellier, . L’entreprise Émile Villeneuve de Châteauroux devait en assumer la construction sur un espace réservé de 9,50 m2, au centre du carré militaire, .
C’est enfin l’après-midi du 28 mai 1922 qu’eut lieu l’inauguration du monument du Souvenir Français tel que nous le connaissons encore aujourd’hui. Le compte-rendu de cette journée figure sur deux colonnes en première page dans le Journal du Département de l’Indre des 29-30 mai 1922. La cérémonie était présidée par le député de l’Indre, Joseph Patureau-Mirand, et se déroulait en présence également de Jules Amirault, maire de Châteauroux. Elle réunit des vétérans de 1870, des anciens combattants médaillés militaires, des officiers, sous-officiers et soldats de la garnison. Lorsque le drap qui dissimulait le monument fut tiré, apparut une haute croix en pierre de taille, portant sur sa face antérieure la mention "1914-1918". Le journaliste précise : "Pour toute ornementation, deux casques de bronze placés au pied sur les côtés et deux colonnes de même métal soutenant la partie horizontale de la Croix. Une épée, entourée d’une guirlande de chêne, gravée sur la face perpendiculaire de la Croix semblerait indiquer que ces morts dont on honore la mémoire jouissent d’un éternel repos". La devise du Souvenir Français "À nous le souvenir, à eux l’immortalité" encadrait la garde de l’épée disposée pointe en bas. La cérémonie d’inauguration se déroula ensuite de manière traditionnelle : au dépôt de gerbes succéda la bénédiction du monument par le chanoine Dupuit, archiprêtre de l’église Saint-André, puis ce furent les discours du président-délégué du Souvenir Français et du député ; enfin l’avoué Joseph Beulay, ancien combattant et blessé de guerre, , donna lecture d’une pièce en vers de sa composition.
Premier monument aux morts de 1914-1918 inauguré à Châteauroux, celui du Souvenir Français devait demeurer pendant près de dix ans le terme ultime des cortèges parcourant la ville à l’occasion de l’anniversaire de l’armistice, le 11 novembre. Pourtant il ne correspondait pas à l’idée "du monument grandiose qu’on aurait souhaité, du monument digne du sacrifice des morts de 1914-1918".
Monument aux morts du Souvenir Français au cimetière Saint-Denis de Châteauroux (Photo : L. Lacour).
Projet de mausolée attribué à Ernest Nivet. Photographie ancienne d’un dessin aujourd’hui disparu. Archives de la famille du sculpteur Nivet (reproduction : L. Lacour).
1921 - 1924
Aux élections du 30 novembre 1919 une liste "de concentration républicaine de gauche, radicale et socialiste" l’avait emporté à Châteauroux. La nouvelle équipe se trouva bientôt aux prises avec les nombreux problèmes apparus au cours des années de l’après-guerre, ainsi qu’on peut le constater à la lecture des délibérations municipales : au sous-équipement ancien de la ville dans de multiples domaines, aux charges de la voirie s’ajoutaient désormais les difficultés quotidiennes des plus démunis confrontés à la "vie chère". C’est ainsi qu’en 1920 la municipalité dut contracter un emprunt de 60 000 francs auprès du Crédit Commercial de France.
L’idée d’élever un monument aux morts de la Grande Guerre n’était pas abandonnée pour autant : en témoigne ce rapport de la commission des finances lors de la séance du conseil municipal du 14 novembre 1921, qui concluait en faveur de la réalisation d’une oeuvre ambitieuse - mais se montrait toutefois hostile à l’expression de tout triomphalisme à travers celle-ci.
… M. le Maire, à l’occasion de la demande qui venait d’être examinée, a pensé qu’il y avait lieu de poser devant votre commission la question de l’érection, sur une des places de la ville, d’un monument commémoratif aux héros de la guerre de 1914-1918. (…) la commission, considérant qu’un monument commémoratif de la guerre devait avoir pour objet, moins de célébrer une victoire, dont la France paraît, hélas, avoir tiré un bien médiocre bénéfice, que de rendre un hommage durable aux héroïques victimes du conflit, rappelant d’autre part que le conseil a décidé d’édifier un mausolée pour y remettre, à la fin de la concession gratuite décennale accordée à leurs familles, les corps des soldats morts pour la Patrie qui ne seraient pas déposés dans une concession privée, a été d’avis d’édifier, au moment de la construction de ce mausolée et sur son emplacement, le monument commémoratif des héros de la guerre.
Le maire, , avait lancé par là un double débat qui portait à la fois sur le choix d’un lieu pour la construction du monument aux morts et sur son architecture. Dans d’autres communes du département, et dans la France entière, la question de l’emplacement suscita alors, et pour des raisons diverses, des discussions prolongées, contribuant à retarder l’exécution des projets municipaux. À Châteauroux le choix du cimetière par le rapporteur de la commission des finances devait se heurter aussitôt à d’autres propositions, sources à leur tour de contestations. Cet emplacement, il est vrai, s’accordait avec l’idée d’élever en cet endroit un "mausolée" (si on donne à ce mot son sens exact) qui puisse prétendre à un caractère vraiment monumental. D’autre part on est tenté de mettre en relation cette idée de mausolée avec l’émotion ayant entouré la restitution aux familles de corps de leurs proches, enterrés à la hâte dans les zones du front. Du 17 mars 1921 au 18 avril 1922, ce n’est pas moins de vingt-neuf trains spéciaux qui firent en effet halte en gare de Châteauroux, en provenance de Creil ou de Brienne-le-château, avec leur cargaison de cercueils, répartis ensuite sur l’ensemble des communes du département. La presse s’en fit l’écho en signalant . Nulle part dans ces mêmes journaux on ne trouve pourtant de mention du projet de monument dont nous venons de parler. Or nous pensons qu’il a bien été mis à l’étude par le sculpteur Nivet, sollicité par : les archives de la famille Nivet conservent en effet deux photos de croquis au crayon d’une construction qui correspondrait assez à ce que l’on entend par un mausolée. Précédé d’une volée de marches, c’est un ensemble à deux niveaux, évoquant une sorte d’arc de triomphe dont la partie centrale, ordinairement ouverte, serait ici occupée par un groupe sculpté. La face antérieure, seule visible dans le croquis, montre au niveau supérieur un grand bas-relief, où se déroule une scène de mêlée furieuse, tandis que le niveau inférieur est consacré à la déploration. Sur l’un des croquis on reconnaît un groupe dont précisément Nivet conçut la maquette à cette époque, celui de deux femmes inclinées de part et d’autre d’une stèle ou d’un tombeau. Des deux côtés du monument deux soldats se tiennent debout et semblent eux aussi symboliser le deuil, dans des attitudes qui font songer au Poilu d’Eguzon. Reconnaissons toutefois qu’en l’absence de date il est impossible d’établir avec précision si ces croquis répondent au souhait exprimé en 1921 par le rapporteur de la commission des finances.
La décision du conseil municipal n’eut pas de suite : elle soulevait trop de difficultés, dont les moindres étaient d’ordre financier. La question d’un ouvrage destiné à commémorer le sacrifice des combattants de Châteauroux disparut des débats du conseil municipal entre novembre 1921 et mai 1923 : on préféra prendre des contacts officieux avec le conseil général pour édifier un monument à frais communs, .
Les années 1923 et 1924 allaient donner lieu à une réalisation de nature à en satisfaire certains, même si la solution trouvée paraissait bien insuffisante à d’autres, en particulier aux anciens combattants. Lors d’une session ordinaire du conseil municipal, le 18 mai 1923, répondant aux questions diverses, le maire de Châteauroux développait une idée nouvelle que les circonstances lui inspiraient :
… À défaut d’un monument spécial à la Ville de Châteauroux, ou en attendant ce monument, ce qu’on pourrait faire, ce serait de profiter de la réfection du vestibule et de l’escalier de la salle des mariages pour y faire apposer des plaques de marbre portant les noms des enfants de Châteauroux tombés au champ d’honneur. (…) Sur le palier on pourrait ajouter un double bas-relief qui complèterait harmonieusement l’ensemble. Même avec ce complément de décoration, je crois que l’exécution du projet ne coûterait pas extrêmement cher. En cas de déplacement de la mairie dans l’avenir, le tout pourrait être d’ailleurs reporté dans un nouvel édifice. À la mairie de Tours, il y a, paraît-il, quelque chose d’analogue : tous les noms sont inscrits sur des plaques fixées .
À l’architecte Albert Laprade, auquel était confiée la charge de concevoir un projet global d’aménagement, on adjoignit l’architecte de la ville, Louis Suard et, pour les bas-reliefs, Ernest Nivet. Les archives municipales ont recueilli des dessins aquarellés de Laprade où les bas-reliefs nous semblent traités d’imagination par l’architecte : on voit une dizaine d’hommes, de femmes, d’enfants qui déposent des gerbes et des couronnes au pied d’une stèle surmontée du buste d’un soldat (biffé ensuite). Des retards cumulés, des modifications de détail, une appréciation d’abord trop optimiste du surcoût imposé par la présence de sculptures, firent repousser toute décision définitive jusqu’en octobre de la même année. Dans son rapport présenté devant le conseil réuni en session extraordinaire, le 23 octobre 1923, la commission des finances devait reconnaître alors qu’"il semble que la dépense à engager ne soit plus en rapport avec le cadre modeste dont nous disposons" : en effet, dans un premier projet de contrat, Nivet avait estimé son travail à 30 000 francs, puis, en tenant compte plus exactement de la mise au point et de la pratique, à 50 000 francs, ce qui faisait une dépense totale de 77 500 francs. On dut donc se résoudre à ne conserver que les plaques de marbre (en fait de calcaire dur) de Comblanchien ; l’entreprise Emile Villeneuve se chargea de graver pour un prix de 16 000 francs les 834 noms, sur dix panneaux de 1, 35 x 3, 55 m installés (en 1925) dans l’escalier d’honneur de la mairie. À défaut de leur élever un monument, Châteauroux inscrivait du moins dans la pierre les noms de ses malheureux enfants, plus de six ans après la fin de la guerre.
La question rebondit une dernière fois à la fin de cette année 1924, lorsque le Préfet de l’Indre, par lettre du 24 octobre, informa le maire qu’à compter du 31 décembre de l’année en cours l’État n’accorderait plus d’aide aux communes . Il l’invitait à faire parvenir avant le 15 décembre un dossier de demande de subvention accompagnée des plans et devis du projet. Le conseil municipal s’empara de nouveau de l’affaire car il n’y avait plus de temps à perdre. Dans sa séance du 22 décembre, et après une longue délibération, il décidait d’ériger un monument sur un emplacement qui restait à déterminer : à cet égard les oppositions qui étaient apparues lors de précédents conseils étaient toujours aussi vives, les uns – c’était la position du maire - tenant encore pour le cimetière, les autres pour une place publique "pour rappeler aux générations futures non seulement le sacrifice de nos morts, mais aussi l’horreur de la guerre". et se rendit à l’atelier du sculpteur Nivet, où elle ratifia le souhait du maire d’opter pour le groupe des Pleureuses que le conseil général, à la même date, avait écarté. Trois jours avant la fin de l’année, le 29 décembre, une somme de 100 000 francs était votée et la demande de subvention à hauteur de 11 000 francs était adressée au ministère de l’Intérieur par l’intermédiaire du préfet. Enfin le 12 février 1925, se ralliant à l’opinion de l’architecte Albert Laprade et du sculpteur Ernest Nivet, les conseillers municipaux fixaient leur choix et envisageaient d’ouvrir une souscription publique dont le montant permettrait d’alléger les charges de la Ville. Il était malheureusement trop tard, le dossier pour obtenir le concours de l’État étant parvenu hors délai.
Projet d’aménagement de l’escalier d’honneur de l’ancien Hôtel de Ville de Châteauroux. Aquarelle d’Albert Laprade. Archives municipales de Châteauroux, 15 Fi 1 (cliché Archives municipales de Châteauroux).
Par ailleurs en mai 1925 un changement de municipalité allait ajourner le projet, selon le voeu de la nouvelle commission des finances qui s’était prononcée en ce sens par 9 voix contre 3. Au terme d’un débat où le représentant de la minorité, Joseph Patureau-Mirand, usait de toute son éloquence pour convaincre ses adversaires politiques, le conseil municipal du 18 juillet 1925 autorisait Ernest Nivet à reprendre sa maquette (sans dédommagement) et à en user comme bon lui semblerait. La discussion avait été souvent houleuse, ainsi que le reflète le compte-rendu des délibérations municipales pour cette séance. Le rédacteur du Gargaillou ne se privait pas d’attribuer cette issue décevante à la présence dans la municipalité de « pacifistes béats [qui] ne voulaient pas entendre parler de reconnaissance ni de mémoire aux victimes de la guerre et préféraient la lutte de clocher aux luttes pour la défense du sol natal ». Au cours des années suivantes on oublia la question du monument, si l’on excepte le voeu formulé le 25 mai 1928 par M. Petit, et aussitôt ratifié par ses collègues, de faire au conseil général une nouvelle offre de subvention pour le projet départemental. Aussi l’affirmation selon laquelle " allait-elle prendre corps dans une fraction de l’opinion. La mésentente entre conseil général et conseil municipal, les atermoiements, une ambition légitime de doter la ville d’un monument nécessairement coûteux, les oppositions d’ordre politique ou personnel, toutes ces raisons inextricablement mêlées expliquaient cette absence.
1919 - 1932
Lors du conseil municipal du 18 juillet 1925, Paul Mellottée, l’un des plus chauds partisans d’un monument aux morts propre à la ville l’avait reconnu : "Si le conseil général fait élever un monument aux morts du Département sur la place de la Préfecture, il peut paraître excessif, en tenant compte qu’il existe déjà un monument aux Morts de 1870 sur la place Gambetta, de vouloir en édifier un 3ème sur la place Lafayette." Il avait d’ailleurs plaidé régulièrement pour un rapprochement avec l’assemblée départementale. Comme on l’a dit plus haut, celle-ci s’était prononcée en mai et août 1921 en faveur d’un monument aux morts de l’Indre, nommant à l’effet de prendre contact avec le sculpteur Ernest Nivet. Mais du temps s’était écoulé depuis lors et d’ultimes hésitations allaient encore retarder la mise à exécution du projet.
Ayant été sollicité par d’autres commandes urgentes, Nivet acheva seulement en 1923 entre lesquelles le conseil général devait faire son choix. La lecture de la presse nous fournit de précieuses indications sur la perception que l’on avait de chacune d’elles ; ainsi dans ce récit d’une visite à l’atelier du sculpteur en avril 1923 :
(…) M. Nivet a réservé, pour la fin, son morceau de choix : les maquettes de son futur monument que l’Assemblée départementale, dans sa dernière session, a décidé d’ériger à la mémoire des enfants de l’Indre morts pour la France.
Avec un soin jaloux, le sculpteur enlève les toiles qui les voilent à nos yeux, et la glaise apparaît, fraîche et modelée, qui prend déjà l’aspect de l’oeuvre grande et belle dont elle n’est que la miniature. Les deux maquettes sont d’un grand sens artistique, toutes deux auraient mérité une place d’honneur.
La première représente deux de ces berrichonnes en costume de deuil, leur grande capote noire abaissée sur leurs yeux. Elles ont les mains jointes, l’anxiété est peinte avec vigueur sur leur visage. Ces femmes sont figurées sur un champ de bataille, penchées sur les mourants ; à chaque pas elles s’attendent à trouver l’un des leurs. OEuvre d’une force incomparable, tableau de la douleur vraie, brutale, si l’on peut dire.
La seconde est d’un caractère assez différent. Deux femmes encore en sont le sujet. Elles portant le costume campagnard et la coiffe. Toutes deux sont appuyées sur un tombeau, au centre. Tandis que l’une d’elles – celle de gauche- est accoudée sur le sépulcre et médite en priant, la tête légèrement inclinée sur la pierre, l’autre est prostrée davantage. Le haut de son corps est affaissé sur le tombeau. Elle prie avec ferveur, et peut-être sanglote.
La tenue de ce groupe est magnifique. Il s’en dégage un caractère d’harmonie et de douceur que l’on ne trouve pas chez l’autre. C’est d’ailleurs cette dernière maquette qui a été adoptée par le Conseil général. On a estimé qu’elle se rapportait mieux aux sentiments que voulait perpétuer l’Assemblée, qu’elle symbolisait davantage la perpétuité du souvenir des Grands Morts. Nous sommes de cet avis. (…)
Photo ancienne d’une maquette par Ernest Nivet du monument aux morts du Département de l’Indre. Archives de la famille du sculpteur Nivet (reproduction L. Lacour).
Après l’inauguration du monument aux morts du Département de l’Indre, le 6 novembre 1932. Photo auteur non identifié. Archives de la famille du sculpteur Nivet (reproduction L. Lacour).
; pourtant, en septembre 1926, l’assemblée départementale, à l’initiative de certains de ses membres, se ravisa et, après un examen renouvelé des deux maquettes, elle opta pour les Pleureuses – qui avaient eu les faveurs de la ville de Châteauroux pour son propre monument avant qu’elle renonçât à en élever un. Des modifications furent encore apportées par le sculpteur à la première version : dans la version définitive la plus âgée des deux femmes ne fléchit plus les genoux. L’emplacement ne faisait pas non plus l’unanimité : deux longues séances du conseil général furent consacrées à cette question que l’on croyait tranchée. Tous les conseillers s’accordaient pour mettre en valeur le caractère unique de l’oeuvre et sa haute valeur artistique. Mais la ville, se faisant l’écho de l’opinion, jugeait la place de la Préfecture « trop retirée » et proposait la place La Fayette. Certains conseillers, au contraire, reprochaient à cet endroit de ne pas se prêter particulièrement au recueillement. Devait-on lui préférer, comme le suggérait l’architecte L. Suard, le trottoir de la rue des États-Unis qui longeait le cimetière Saint-Denis ? Les partisans de la place de la Victoire-et-des-Alliés invoquaient la proximité de la maison départementale et la portée symbolique d’un tel choix. Ils pouvaient aussi s’appuyer sur l’opinion du sculpteur (qui ne semble pas avoir varié depuis 1923) : "J’ai consulté l’artiste lui-même qui nous dit que son monument ferait le meilleur effet sur la place de la Préfecture ; ce serait le monument tel qu’il l’a rêvé, celui fait pour la pensée, le recueillement, pour tout ce qui doit rappeler le souvenir, et c’est sur la place de la Préfecture qu’il produira son effet". Tel est encore l’avis du sculpteur Jean Clément, élève de Nivet et auteur du monument de Bélâbre, dans une chronique postérieure à l’inauguration :
(… ) L’architecture du monument est heureusement remplacée par un écran d’arbustes dont le feuillage vert foncé fait ressortir la beauté des deux figures. La place de la Préfecture où est situé le monument est bordée de maisons dont la plupart n’ont aucun caractère. Cette place est toute de guingois et sa déclivité même est hésitante. Toute cette laideur disparaît devant l’oeuvre de Nivet. Ce lieu, il est vrai, est désert ; les rares promeneurs qui osent traverser la place se croient obligés de prendre le pas furtif et hésitant des cambrioleurs. Combien je préfère, pour l’érection d’un monument aux morts, cette solitude mère du recueillement au centre grouillant d’une ville, au voisinage d’un marché avec ses piailleries et
Enfin – en 1928 ! - 85 000 francs furent inscrits au budget supplémentaire et le préfet signa avec Nivet un marché de gré à gré pour réaliser le monument sur un morceau de terrain dépendant de la résidence préfectorale.
Trois ans allaient être nécessaires au sculpteur qui, dans le même temps, menait de front l’exécution du monument du Souvenir à Châtillon-sur-Indre et répondait aussi à d’importantes commandes de particuliers. En septembre 1929, deux gros blocs de pierre de Lavoux ayant été installés, on éleva une palissade pour permettre aux ouvriers de travailler à l’abri des regards indiscrets : "Il n’y a plus qu’à attendre. Et attendre longtemps, car les travaux avancent lentement. On en exécute un tout petit peu au moment des sessions du Conseil général." Peut-être doit-on ici invoquer le souci de perfection qui caractérisait Nivet, mais on sera aussi attentif à cette observation d’un contemporain :
(…) Nivet a encore cette excuse à son retard qu’il a renouvelé sa technique dans cette oeuvre. Cet amoureux de la perfection poussée à l’extrême limite du détail qu’il fut jadis, est en effet parti hardiment à la recherche d’une conception plus large et qui n’en est pas moins poignante. Il a traité d’un ciseau extrêmement vigoureux dans la masse, par larges modelés, par lignes dégagées et souples, et il a stylisé de la manière la plus heureuse le symbole de son idée. (…)
En 1930 on put espérer que le monument serait inauguré au moment de la quatrième Semaine Berrichonne, soit en juin, mais il n’en fut rien, et il fallut aussi prévoir la mise en place d’une grille de protection. Alors que le sculpteur avait achevé son travail, la date d’inauguration fut reportée en octobre de la même année, puis en 1931, - pour des raisons politiques et en vue des élections prochaines, à en croire des esprits bien informés.
En définitive, la cérémonie eut lieu le 6 novembre 1932 dans l’après-midi. Une dizaine de quotidiens nationaux en firent mention et reproduisirent quelquefois une photo du monument. Selon le rituel bien établi en pareilles circonstances et après l’arrivée des officiels dans la tribune d’honneur, le groupe sculpté par Nivet fut dévoilé par un jeune pupille de la nation, tandis que retentissait la sonnerie Aux champs suivie d’une minute de silence. Vint ensuite le moment des dépôts de gerbes par les personnalités et délégations officielles aux accents de la marche funèbre de Chopin. Le Journal du Département de l’Indre transcrit fidèlement les discours, relayés ce jour-là par des hauts-parleurs, des orateurs successifs, M. Bénazet, président du conseil général, M. Rotinat, président des anciens combattants, M. Deschizeaux, nouveau député de l’Indre, M. Henry Dauthy, sénateur et le préfet, M. Lemoine. La cérémonie se conclut par le défilé des sections du 3e R.A.C., des enfants des écoles, des anciens combattants, des sapeurs pompiers, des maires, puis du public. "Le soir le monument a été illuminé à l’aide de projecteurs placés sur les côtés."
Après bien des atermoiements, un monument aux morts d’une exceptionnelle qualité artistique se dressait sur une place de Châteauroux où chacun pourrait désormais se recueillir et l’admirer. Refusant tous les poncifs il donnait à voir la douleur des mères et des épouses dans sa nudité tragique. Ce message rencontrait l’adhésion de l’opinion que le conseil général avait donc su pressentir.
Les Pleureuses, monument aux morts du Département de l’Indre, après leur restauration en 2018 (cliché L. Lacour).
1932 - 1937
La date anniversaire de l’Armistice tombait quelques jours après l’inauguration du 6 novembre 1932 : ce fut l’occasion choisie par M. Perrod, président de l’Association des Grands Mutilés de Guerre de Châteauroux, dans son discours prononcé devant le monument de 1870, pour exprimer le regret des anciens combattants que la ville n’eût pas rendu hommage aux morts de 1914-1918. La demande fut renouvelée l’année suivante avec la même insistance. Entre temps un comité du monument s’était constitué, réunissant des représentants de la municipalité et des sociétés concernées, pour étudier une nouvelle fois la question et recueillir par souscription les fonds nécessaires. Ses membres s’étaient accordés sans difficulté sur l’emplacement – celui qui avait eu de longue date la préférence des castelroussins, la place La Fayette – mais un différend était survenu avec la ville à propos de la désignation du sculpteur : c’était là une prérogative que le comité souhaitait conserver en organisant un concours, et les tentatives successives de conciliation avaient échoué.
Telle était la situation que Joseph Patureau-Mirand, plus combatif que jamais, résumait dans une longue intervention devant le conseil municipal, au moment des questions diverses, le 10 mars 1933. Il rappelait très nettement que seul Nivet pouvait mener à bien l’oeuvre envisagée, comme cela avait d’ailleurs toujours été entendu : "Ce qu’il faut qu’on sache, c’est qu’aucune transaction n’est possible sur le choix du sculpteur. J’ai proposé Nivet parce que j’estime qu’il est le seul à pouvoir traduire l’âme berrichonne. Et puis, je le répète encore, quand on possède dans une ville un artiste comme Nivet, qui n’est pas un bourgeois mais un enfant du peuple, on n’a pas le droit de chercher ailleurs." Il obtenait qu’une commission de quatre membres soit désignée pour prendre contact avec le sculpteur et l’engager à présenter trois maquettes . Le 15 novembre le conseil examina des photographies de trois projets, mais des réticences s’exprimaient alors en son sein avant qu’il ne se décidât à voter le crédit de 100 000 francs correspondant à la demande formulée par Nivet. Un an s’était écoulé et huit mois allaient être encore nécessaires dans l’attente d’un commencement d’exécution.
C’est le 2 mars 1934 que chargée d’examiner les trois maquettes exposa son choix par la bouche de Jules Amirault : "Après l’examen des trois maquettes, la Commission a été unanime à donner ses préférences à un groupe symbolisant le retour du front. C’est un poilu, amputé d’un bras et mutilé de la face que sa femme accueille en laissant apparaître son désespoir de le voir mutilé et sa joie de son retour, quand tant d’autres ne sont pas revenus." Le rapporteur suggérait de donner un large développement à la souscription qui, à cette date avait recueilli . Le sculpteur prendrait l’engagement de livrer le monument, dont Albert Laprade serait l’architecte, le 11 novembre suivant, pour un prix de 100 000 francs. De fait et selon la procédure ordinaire, Joseph Bellier signait le 2 juillet 1934 un traité de gré à gré avec le sculpteur pour exécuter un monument aux morts d’un prix forfaitaire de 100 000 francs à terminer le 31 janvier 1935 au plus tard.
Est-il besoin de dire qu’au 31 janvier 1935 les travaux n’avaient pas commencé place La Fayette ? , puis confirmé, mais l’architecture du projet avait dû être remaniée. "Quand on a voulu placer le Monument à l’endroit fixé par le Conseil, on s’est aperçu qu’il faisait un peu maigre. Il a donc fallu mettre un nouveau projet à l’étude, d’où un retard inévitable." lit-on dans les délibérations municipales à la date du 20 avril 1935 : la livraison du monument fut reportée au 11 novembre. L’artiste apporta en outre des modifications au groupe sculpté, dont la plus visible est la suppression du casque que le soldat portait initialement : le caractère "pacifiste" de l’oeuvre n’en était que plus évident et le rédacteur du Journal du Département le regrettait lorsqu’il écrivait (27 avril 1935): "(…) Pour notre part, nous eussions préféré un geste et un mouvement de vainqueurs. La France a tort de ne pas oser glorifier et revendiquer sa victoire, dans un siècle de fer où, pour être écouté, il faut parler haut et surtout de haut. (…)"
Le changement d’équipe municipale en mai 1935 ne devait pas entraîner de nouveaux retards. Mais, à la fin de l’année, il fallut prendre acte du montant insuffisant des fonds recueillis par souscription, alors qu’on escomptait les affecter à la rétribution totale de la partie architecturale, qui n’entrait pas dans les 100 000 francs précédemment votés. Les architectes, Laprade et Varaine, renoncèrent à leurs honoraires et Nivet abandonnait 10 000 francs - à titre de souscripteur ! D’autre part l’aménagement de la place, indispensable si on voulait donner de la visibilité au monument, exigeait des frais qui n’avaient pas été anticipés et qui furent couverts par un emprunt associée à une mise en régie directe. .
À la lecture du journal on apprend que c’est le 9 septembre de cette année-là que fut livré sur la place La Fayette le monolithe de dix-huit tonnes en pierre de Lavoux que Nivet et son praticien entreprirent de tailler, isolés des regards dans une baraque en planches. A la fin de l’année l’oeuvre fut installée à sa place définitive, au terme d’une manipulation délicate, qui nous est racontée ainsi :
(…) C’est M. [Turier] qui se charge de diriger ce travail qui sera exécuté à l’aide seulement de deux crics puissants manoeuvrés par deux ouvriers.
Lentement, le monument sera avancé sur des poutres disposées à cet effet jusqu’au pied de son socle, puis soulevé par les deux crics il s’élèvera de quelques centimètres et on disposera alors sous lui de nouveaux madriers. Cette opération se renouvellera jusqu’à ce que la masse de pierre atteigne le niveau du socle. Il n’y aura plus alors qu’à la faire glisser sur ce socle.
Les travaux préparatoires seront exécutés aujourd’hui et il sera procédé mercredi au "levage" lui-même.
Aussitôt après, le monument disparaîtra derrière un nouveau baraquement de planches à l’abri duquel Nivet achèvera son oeuvre.
Ernest Nivet photographié devant le monument aux morts de la ville de Châteauroux, la veille de l’inauguration. Auteur de la photo non identifié. Archives de la famille du sculpteur Nivet (reproduction L. Lacour).
Quand arriva le jour de l’inauguration, le 31 janvier 1937, le travail du sculpteur n’était sans doute pas terminé, si l’on en croit diverses sources. Le temps était très hivernal et la cérémonie se déroula sous une pluie persistante, comme le montrent les photos d’époque où la place La Fayette disparaît derrière une forêt de parapluies. À la population de la ville venue nombreuse s’ajoutèrent tous ceux qui avaient emprunté des trains spéciaux en provenance de divers points du département. Le programme avait été minutieusement établi par la municipalité : en effet le ministre des Affaires Étrangères, Yvon Delbos, avait accepté l’invitation du maire de Châteauroux, et chacun s’attendait à ce qu’il réponde au discours prononcé la veille au Reichstag par le chancelier allemand Adolf Hitler. La presse nationale s’était dérangée et on apprend qu’on avait mis à la disposition des journalistes onze postes téléphoniques ainsi que des liaisons télégraphiques rapides. La TSF (Limoges relayée par le poste National) retransmit les discours et les actualités cinématographiques rendirent compte de la cérémonie. Ainsi l’événement eut une portée nationale. On oublia le monument lui-même et il fut surtout question dans les propos du ministre de la course aux armements, du rôle d’arbitre de la S.D.N., de la volonté de paix européenne de la France.
Le ministre des Affaires étrangères Yvon Delbos lors de l’inauguration du monument aux morts de la ville de Châteauroux, le 31 janvier 1937. Auteur de la photo non identifié. Archives de la famille du sculpteur Nivet (reproduction L. Lacour).
Châteauroux avait attendu dix-huit ans son monument aux morts de la Grande Guerre et déjà chacun retenait son souffle à l’approche pressentie d’un nouveau conflit. "Devant le rappel par le représentant du gouvernement du malaise de l’heure présente on sentait planer sur cette foule venue saluer la mémoire des disparus, comme une angoisse d’avoir peut-être bientôt à se replonger dans la crainte et la douleur" (Le Gargaillou, éditorial de Maurice Dauray, n° de janvier 1937).
Au terme de ce long récit, il peut sembler difficile de projeter sur la question de la genèse des monuments aux morts de Châteauroux un éclairage suffisamment synthétique. Nous préférerons mettre en avant une série de remarques déjà bien apparentes dans notre relation des faits : elles nous serviront de conclusion.
Et tout d’abord il est assez évident que ce sont les anciens combattants, à travers leurs associations locales et en interpellant inlassablement les élus, qui ont obtenu que soit rendu un hommage public à leurs camarades morts pour la France. Dès 1919 le désir d’élever un monument aux morts de la Guerre, émanait, on l’a vu, de leurs rangs. Dans les années 30, leur demande se fit plus insistante : même après l’inauguration du monument départemental, ils réclamèrent l’exécution de la promesse ancienne de la municipalité concernant un monument propre à la ville. Tout au long de cette période les anciens combattants furent soutenus sans réserve par la presse locale, et l’opinion publique semble s’être rangée majoritairement derrière eux.
Le monument aux morts de la ville de Châteauroux, place La Fayette (cliché L. Lacour).
Le choix du sculpteur local Ernest Nivet s’est imposé comme une évidence - quel qu’ait pu être par ailleurs le projet retenu (groupe sculpté, mausolée, bas-reliefs) - et il n’a été en concurrence qu’avec lui-même. Le caractère douloureux de son inspiration, son refus d’exalter la guerre, tout cela n’a pas fait naître de débat dans l’opinion (ou très marginalement) ; il a bénéficié de l’appui d’une élite cultivée parmi les responsables politiques de l’époque, toutes tendances confondues (Joseph Patureau-Mirand, Jules Amirault, Raymond Dauthy), en considération de la valeur artistique de ses créations. À l’approche d’un conflit nouveau trop prévisible sa sensibilité s’accordait d’ailleurs de mieux en mieux avec le sentiment général.
Les retards dans la réalisation des monuments de Châteauroux nous paraissent surtout imputables à l’existence de priorités plus immédiates dans le contexte difficile de l’après-guerre puis des lendemains de la crise de 1929. Le sacrifice de tant de vies exigeait un hommage dont le coût s’ajoutait aux dépenses de tous ordres pour soulager la population. Là-dessus se greffèrent les oppositions inévitables d’ordre politique ou personnel, les changements au sein des assemblées départementale ou municipale, les atermoiements, et tous les facteurs qui ralentissent l’exécution des commandes publiques.
Dans le discours qu’il prononça à l’occasion de l’inauguration du monument, le 28 mai 1932 (voir infra), Victor Souvay remercia pour leurs participations les élèves du Lycée et de l’Ecole normale d’instituteurs, ceux de plusieurs écoles publiques et privées, et aussi diverses sociétés, les banques de la ville, les industries et les commerces.
Prosper Marie Victor Souvay (1874-1953), agent d’affaires et président-délégué du Souvenir Français jusqu’en 1926 (ou 1927).
Joseph Patureau-Mirand (1873-1945), avocat, maire de Châteauroux en 1908-1909, député « républicain » de l’Indre à trois reprises avant et après la guerre, à laquelle il avait participé pendant quatre ans au 65e territorial, obtenant ses galons de capitaine et la croix de guerre. Sur la question de l’emplacement du monument aux morts il ne cessa pas au cours des années suivantes de réclamer qu’il s’élève en vis-à-vis de celui de 1870 – situé à l’extrémité de la place Gambetta - comme une affirmation de la Victoire après la Défaite.
Jean Sajous (1877-1940), sculpteur actif à Châteauroux entre 1910 et 1932 : il intervint à divers stades de la construction de quatorze monuments aux morts dans le département.
Un plan sur bleu du second projet a été conservé. La subvention municipale, dont le paiement avait été suspendu lors d’une délibération du 28 juillet 1920, fut de nouveau votée le 14 novembre 1921. Le conseil général se montra moins généreux et revint sur sa précédente décision (séance du 23 août 1921). Il n’y eut pas de demande de subvention présentée auprès de l’Etat. Le décret du Président de la République Alexandre Millerand est du 29 novembre 1921.
Dans les cimetières, on le sait, une tolérance s’appliquait à la présence de signes religieux (circulaire du ministère de l’Intérieur du 18 avril 1919). Sans être une œuvre d’Eglise, le Souvenir Françaiscomptait alors dans ses rangs à Châteauroux un grand nombre de catholiques; lesmanifestations qu’il organisait sont évoquées régulièrement dans La Croix de l’Indre et la Semaine religieuse du diocèse de Bourges.
Joseph Beulay (1862-1927), successeur de son père dans sa charge d’avoué, membre actif de la commission du Musée et de l’Académie du Centre; patriote dans l’âme, il fit la guerre de 1914-1918, bien qu’âgé de plus de 50 ans et reçut la croix de guerre.
Jules Amirault (1868-1942), avocat, fut maire de Châteauroux de 1919 à 1925. Il était, à titre personnel, favorable au choix du cimetière, car, comme il le dira au cours d’une discussion ultérieure: « De la dernière guerre il reste surtout des deuils et des pleurs, c’est pourquoi je trouve que le cimetière serait particulièrement bien choisi pour servir de cadre à ce monument. » Bon gestionnaire, il était aussi économe des deniers publics.
Journal du Département de l’Indre, très régulièrement à partir du 17 mars.
Jules Amirault était un admirateur de Nivet de longue date: il lui avait consacré un article dès 1897 dans le Journal du Centre (mercredi 28 avril 1897). Il connaissait peut-être par son frère le projet de monuments aux morts de Maurice Boille (1883-1966) pour le cimetière Lassalle de Tours (cf. Catalogue de l’exposition Sculpture en Touraine, Promenade autour de cent œuvres, conseil général d’Indre-et-Loire, 2014, notice p. 108-109).
D’autres tentatives plus officielles échouèrent en 1924, 1925 et 1928. Si certains conseillers généraux étaient favorables à une association, la majorité souhaitait ne pas donner le sentiment d’avoir accordé une subvention déguisée à la ville de Châteauroux.
Cet aménagement du grand escalier de l’Hôtel de ville de Tours est dû au sculpteur Marcel Gaumont (1880-1962).
Cf. loi du 25 octobre 1919 et circulaire du ministre de l’Intérieur aux préfets du 20 octobre 1923.
Elle était composée de MM. Paul Mellottée (1878–1950) -directeur du journal le Centre Républicain, qui était souvent intervenu dans les débats précédents -, Mathias et Poignault.
Les tenants d’un espace central et neutre voulaient aussi isoler le monument du tumulte de lieux trop fréquentés à l’occasion des marchés.
Journal du Département de l’Indre, 19 juin 1932, p.2, article signé E[rnest] G[aubert]. Remarque identique le 3 novembre de la même année.
Elle était composée de MM. Dauthy, Chaput, Pailler et Bénazet.
Maurice Dauray, dans un article du Gargaillou de décembre 1932, évoque une « maquette primitive [qui] comportait aux pieds des femmes le corps d’un soldat mort qui fut retranché par la volonté du sénateur Leglos », tandis que Georges Lubin en juillet 1923 voit dans l’atelier du sculpteur un groupe de « deux Berrichonnes, en longue capote noire, assistant à l’ouverture de la tombe d’un fils. »
Lors de la séance du 25 avril 1923, les conseillers se rallièrent sans discussion à l’opinion du rapporteur, M. Leglos (1864-1924), sénateur et conseiller général du canton de Mézières-en-Brenne, tant en ce qui concerne la maquette que l’emplacement, le terre-plein de la Préfecture. En 1924, après la disparition de M. Leglos, le choix de l’année précédente fut confirmé et un crédit de 15000 francs fut voté.
Le Nouveau Berry, 8 janvier 1933, article signé « Yaya le Miséricordieux », pseudonyme de Jean Clément (1885-1948), lui-même sculpteur.
La commission était composée de MM. Amirault, Talichet, Dugourd et du Dr Bougarel. Dans un article du Gargaillou intitulé « Seigneur gardez-moi de mes amis » (n° 91 de décembre 1932, p. 116-7), Maurice Dauray se moque de la prétention de vouloir faire produire à un artiste trois chefs-d’œuvre sur commande.
Elle s’était adjoint « quatre personnes qualifiées, à savoir: M. Emile Bayard, Inspecteur Général des Beaux-Arts, M. Gaubert, critique d’art [et rédacteur en chef du Journal du Département], M. Paul Rue, artiste-peintre et M. Jean Clément, lui-même sculpteur de talent ».
La liste des premiers souscripteurs avait été publiée dès le 14 janvier 1933.
Pour trancher la question on installa un châssis en bois aux dimensions du monument aux divers endroits qui avaient été suggérés dans les discussions antérieures.
Le mieux disant fut l’entrepreneur Jean Lamy, 10 rue de Buzançais pour un montant de 38186, 91 francs, mais le décompte du 26 octobre 1937 fait apparaître un dépassement de 3317, 04 francs.